La soirée parisienne commence chez soi par un paquet de pâtes acheté en vitesse au Franprix, celui qui avant était un G20 et qui bientôt sera un Leader Express. On est jeudi soir, la journée n'a pas été facile, le client a été chiant, le patron n'a pas arrêté de vous en demander toujours plus. Ou alors c'était votre prof qui avait encore plus envie d'être en week-end que vous. Il est 20h, votre appartement est dans l'obscurité, il fait froid parce que vous coupez le chauffage le matin en partant : certes tout le monde vous envie votre salaire mais GDF, ça ne les impressione pas outre mesure. On vous a donné rendez-vous à 21h dans un bar dont vous avez déjà entendu parlé parce que vous traînez avec des gens branchés, mais dans lequel vous n'êtes jamais effectivement allé parce que, c'est dur à dire, mais vous n'êtes pas spécialement branché vous-même. Il est maintenant 21h12, l'eau est bouillante, vous y versez les spaghettis. Le timing pour vous rendre à la soirée est important : en tant que parisien il est absolument inconcevable que vous quittiez votre domicile avant l'heure à laquelle le rendez-vous a été fixé sur place. En particulier si c'est à l'autre bout de Paris. Si vous avez la chance d'habiter à moins de 200m du lieu, quand sonne l'heure, cela signifie que vous pouvez vous permettre une petite sieste après votre dîner, là où les autres sont obligés de se payer une demi-heure de métro. Ça vous économisera une course en taxi quand il s'agira de rentrer.
La nuit à Paris, c'est une question de choix permanent. Boire ou pas, vous avez le choix. Suivre un groupe ou l'autre, car il y a toujours une séparation qui s'opère à un moment ou à un autre. Les grands groupes n'ont aucune chance de survivre très longtemps. Continuer après l'heure fatidique du dernier métro ou rentrer chez soi. Et puis vous travaillez le lendemain matin et l'humeur de votre boss, vous ne la contrôlez pas, il faudra composer avec si vous faîtes le choix de la gueule de bois.
Il est 22h17. J'arrive à l'Autobus. On m'a vendu l'endroit comme étant le lieu où se rendre le jeudi soir. La spécialité de l'endroit, le Pastis sans eau. Je n'aime pas ça, je passe mon tour. Le patron m'appelle "beau gosse" et fait un peu la gueule en me servant la pinte de Stella que j'ai commandé. Pinte que je ne paierai jamais.
On est le jeudi suivant, j'arrive avec Emmanuelle qui voulait découvrir l'endroit après la description que je lui en ai fait de la semaine précédente. Je lui demande “Rhum ou vodka ? ”, elle répond “ Vodka” et je lui offre ce que Pierrot, le barman, appelle une Vodka-orange, mais qui contient autant de jus d'orange que les yaourts Mamie Nova de la cantine "goût fraise" contiennent de fraise. Je prends mon désormais habituel rhum-coca. À 3m de là, Sally, qui vient d'arriver fait une grimace et me signale que l'odeur de mon breuvage parvient jusqu'à elle. Je serais odieux malgré moi avec elle jusqu'à ce qu'elle quitte l'endroit.
On est le jeudi d'après encore, j'ai convié Fanny qui m'avait avoué avoir des vues sur Sylvain. La même scène se répète où la proie innocente découvre ce que c'est que de boire un grand verre d'alcool pur sans avoir mangé au préalable. Je joue l'habitué, c'est mon plaisir. Fanny rentrera finalement avec un autre, Sylvain n'était pas là ce soir là.
Sally, Fanny, Emmanuelle, Sylvain, Adolf, Lafille, Julien, Charlie, Michel. Certains sont des amis, d'autres moins. Je ne suis même pas sûr que tous se souviennent de mon prénom. Mais ce sont des gens de bonne compagnie, des gens qui partagent le même contrat social de la nuit parisienne que moi. Un contrat plagié sur celui qui lie tous les visiteurs de Sin City : “ What happens in Vegas stays in Vegas ”. Contrat qui est un impératif d'une soirée réussie. Car si ce contrat n'est pas partagé par tous les membres alors il est nécessaire de s'imposer un contrôle permanent : on ne peut pas raconter toutes les conneries que l'alcool a tendance à vous faire dire, on ne peut pas rentrer avec n'importe qui. Fanny ne serait jamais rentrée avec Adolf. Et aucune main n'aurait été posée sur aucune cuisse en deuxième partie de soirée. Enfin, peut-être que si, mais là, c'est sans risque. On sait que le lendemain les gens vont parler, mais on sait également que les gens sauront tenir leur langue si il le faut.
On est mardi soir. La première partie de soirée a été volontairement arrosée pour affronter la vraie soirée. Du monde, beaucoup, que je ne connais pas. J'ai trop bu déjà, je fait l'erreur de croire que ces inconnus qui viennent me parler partage le Contrat. Un mot m'échappe. Une heure plus tard, la sanction est immédiate, la mauvaise personne a été prévenue. La soirée est ratée.
On est le tout premier jeudi. Le patron vient de fermer les lumières, c'est son signal pour nous dire de déguerpir. “Aller, les bras cassés, c'est fini pour aujourd'hui. ”. On sort gentiment. On est deux semaines plus tard, Fanny complètement saoule, ne retrouve plus son manteau, je lui expose la théorie des parapluies New-Yorkais qui sont un pool commun à tous les hôtes d'un restaurant. Elle l'assimile immédiatement, enfile un trench Zara qui traîne, me demande si il lui va bien, j'acquiesce, on s'en va.
La troisième partie de soirée est emmenée par Julien. C'est là où le choix intervient. Beaucoup décident de rentrer chez eux. Il est déjà 2h passées, la fatigue commence à se faire sentir. On a peu de temps pour se décider, Julien est déjà parti en tête, il n'est plus qu'une silhouette au loin, flanqué de Charlie et de Sylvain. Il faut courir pour le rattraper, puis il faut le suivre aveuglément dans le dédale des rues du Marais jusqu'à un angle où il déclare : “C'est là”.
On entre. La première personne que j'entends parler à ma droite dans la foule émet une phrase sans appel à propos du "Grand Dieu AFP", probablement un journaliste. Je me dirige vers le bar, que je n'atteindrai jamais. La population féminine est réduite à sa plus simple expression. Expression sur laquelle se concentre Sylvain. La belle, une brune à frèche (le savant mélange de frange et de grosse mèche que toute parisienne se doit de maîtriser), fait une demi-tête de plus que lui, la conversation s'engage, elle rit. Julien débarque, répète la dernière phrase de la fille, un truc à propos de New York et ajoute “n'importe quoi, je suis journaliste et... ” Mais la fille est déjà partie. Sylvain également, il a doublé tout le monde dans la file pour les toilettes. Julien a trouvé une deuxième jeune fille. Elle avait échappé à ma sagacité parce qu'elle n'a aucun des autours de la féminité facilement décelables après un nombre conséquent de rhum coca. Disons le même, elle est moche. Mais à ce stade de la soirée, pour Julien qui vient de déclarer “putain j'ai envie de niquer”, elle possède l'attirail nécessaire. J'observe, incrédule, sa tentative d'approche qui consiste à lui parler en anglais. La pauvre prend peur, mais elle ne peut pas fuir, elle ne veut pas perdre sa place dans la file d'attente pour les toilettes où Sylvain est maintenant enfermé depuis dix minutes. Quelqu'un, un mec manifestement gay avec un chapeau tente une explication à base de masturbation. Un type de notre groupe opine de la tête et ajoute “Ce serait pas la première fois.” Des gens frappent à la porte. Sylvain sort enfin. Julien, curieux, lui demande ce qu'il faisait. Sylvain, le regard vague répond “J'appelais un pote”. Dans la foule dense, notre groupe (on n'est plus que quatre mecs) se retrouve dans le fond de la salle où des gens discutent autour d'une grande table en bois. Un type est là qui joue de la guitare avec un complet veston et un chapeau à la Charlie Winston. La grande Belle est là aussi. Ainsi qu'une autre fille qui a l'air de s'ennuyer parfaitement et qui se tournicote les cheveux pour passer le temps. On s'installe à proximité. Julien tente une nouvelle approche sur la Belle, qui le rembarre immédiatement. Il insiste et un type, un peu plus âgé, probablement dans les 35 ans passés, fais monter le ton. Il est 4h12, on abandonne la partie. Chacun rentre chez soi.
On est le jeudi suivant et on est au même endroit. J'ai convaincu Emmanuelle de faire la troisième partie de soirée avec nous, ça n'a pas été très difficile. “C'est ma semaine de n'importe quoi” qu'elle a dit. Elle ne sera pas déçue. Cette fois-ci, je parviens à commander, un whisky coca pour elle, un rhum coca pour moi (je ne change jamais de boisson en court de route) et très rapidement, la foule nous sépare des autres. À un moment, on retrouve Michel, un whisky dans une main, une bière dans l'autre. Il nous raconte sa vie, son métier, une anecdote, on rit puis il s'éloigne. Puis Emmanuelle attire l'attention de Benoît. “Comme le pape” précise-t-il. Je pourrais sauver la pauvre de cette attaque de mille manières. Mais je vois qu'elle s'en amuse, elle ment sur son prénom quand il lui demande. Il lui annonce qu'il est travailleur social, “et toi ?”. Elle se tourne vers moi, je ne sais pas si elle est prise au dépourvue de cette question, mais mon esprit s'anime et je cherche l'antithèse du travailleur social, je lui glisse à l'oreille “chef de projet... chez Orange”. On sort pour fumer, on s'en amuse et, contre toute attente, il nous suit à l'extérieur. Il me dit que je suis moche, Emmanuelle me défend. Puis on s'en va. Il est 4h32 et Emmanuelle est suprise qu'en dépit de mon taux d'alcoolémie élevé je sois capable de retrouver le chemin de chez moi d'un pas si assuré. Elle hoquète, trébuche sur un panneau "sens interdit" tombé à terre.
Dans tous les cas, on est maintenant le lendemain, vendredi. Il est 8h55, Marimba retentit dans ma chambre, le soleil filtre à travers les stores vénitiens. Je me lève, je me remémore la veille vaguement. Une douche, des vêtements propres. Il est 9h30, l'heure de partir au bureau. Je sais que je serais productif jusqu'à midi, le moment où commence la redescente de mon taux d'alcoolémie. Contrée à 13h04 par un Maxi-Best-Of-Royal-Bacon-Frites-Coca. Ma nuit (or lack thereof) aura été bonne.