J'achète des livres que je n'ouvre jamais (ou presque) parce qu'il me semble important de conserver une trace tangible, physique de leur lecture, une manière de les saisir dans ma bibliothèque et de dire :
"J'ai lu ce livre"
alors même que peut être je n'en ai aucun souvenir. Plus souvent qu'à l'inverse je ne retiens la fin des histoires que l'on me raconte, que je lis. Et il y a ces livres que je n'ai pas lus et qui sont arrivés dans ma bibliothèque parce que j'en ai hérité.
Je les saisis et je dis : "J'ai lu ce livre", mais c'est une erreur, et quand je le parcours rapidement, je ne me souviens plus ni de la fin, ni du milieu, ni du début. Alors je dis : "je n'ai pas lu ce livre".
Il y a ces livres que j'ai lu dématérialisés et que je n'ai pas achetés physiquement. Il m'est impossible de les saisir et de dire : "j'ai lu ce livre" puisqu'il n'y a rien à saisir pour provoquer le dire. Je m'en souviens quand on m'en parle, je peux dire :
"J'ai le souvenir d'avoir lu ce livre"
mais rien n'en atteste, puisque si l'on me demande une preuve je serai bien incapable de raconter la fin (preuve ultime que l'on a bien lu jusqu'au bout) ni de même d'exhiber l'ouvrage.
Il en va de même pour les films de cinéma dont je conservais chaque ticket dans des dizaines de boîtes de macarons Ladurée (boîte de 6) jusqu'à ce que le format change et leur stockage devienne plus hératique.
Lorsque sommé de recommander un livre, je me tourne vers ma bibliothèque, je laisse mon regard dériver et j'en sors deux ou trois, créant des encoches de vide dans les rayonnages.
Je ne pourrais pas conseiller un livre que je ne possède pas. Non que je ne veuille pas, où qu'il y ait un quel onque jugement de valeur à proposer quelquechose que je n'ai pas pris la peine de ranger sur les rayonnages. Simplement mon regard ne le croisera pas.
Je ne le saisirai pas. Je ne le conseillerai pas. Il n'existera pour ainsi dire pas dans l'univers des possibles.
On pourra me demander : "me conseille tu cet ouvrage ?" et avec un peu de chance je m'en souviendrai, je le chercherai et, ne le trouvant pas, je douterai :
"Ai-je lu ce livre ?"
Peut on conseiller un livre que l'on doute soi-même d'avoir lu ? C'est en général un signal plutôt perçut négativement par celui qui cherchait conseil.
J'ai reçu "Fictions" de Borges pour Noël, parce que je l'avais lu, je m'en suis souvenu, et qu'il me semblait injuste que je ne le possède pas dans ma bibliothèque. Voilà l'injustice réparée.