Adieu Babylone – Bradbury Challenge, Semaine 6

October 13, 2025 — Ecriture

Babylone, je te dis au revoir. Je m’apprête à tourner le dos aux Portes d’Ishtar et à m’en aller à travers le désert vers l’endroit où mes semblables, ma familles, les miens s’en sont allés avant moi.

Je l’avais plusieurs fois dit, “jamais je ne quitterai cette ville, elle est constitutive de ce que je suis, je ne peux pas l’abandonner sans m’abandonner moi-même”. Mais je n’y ai plus ma place.

J’y étais officier de cohérence religieux. Un travail fortement rémunéré, qui m’a permis de vivre dans la ville intérieure, près du grand palais, de profiter de toutes les meilleures choses, de jouir de l’oisiveté quand je le désirais. J’étais connu dans les tavernes pour mon humour (partout où j’allais on me demandait mon interprêtation de la blague du chien qui ouvre une porte, l’hilarité était générale au moment de la chute, quand je retourne mon poignet) et j’étais invité à toutes les fêtes. Je ne connaissais que peu de mes collègues, tous d’un caractère plus âpre et renfermé, et peu des gens que je côtoyais dans ces soirées avait jamais rencontré une personne exerçant mon métier.

À l’école, on nous enseignait que nous étions garant de l’ordonnancement cohérent de l’univers dont notre ville était le centre. Dans les faits, nous étions en concurrence directe avec les prêtres formés sur le tas qui sillonnaient la cité pour répondre et exaucer les prières des babyloniens à longueur de journée. J’ai l’intime conviction qu’ils sont à l’origine profonde de ce qu’il s’est produit entre ces murs, à force d’insuffler la magie dans toute chose, sans souci de cohérence global, ils ont semé la discorde dans tous les interstices de la cité.

Mais je sens qu’il faut que je me justifie, que j’explique ce qu’était mon rôle hier encore avant que, de découragement, je ne me décide enfin à empaqueter mes possessions. Je ne blâme pas ceux qui n’ont jamais saisi, mon aïeule elle-même jusqu’à ses derniers instants n’a cessé de me demander si, un jour, Marduk soit loué, je me consacrerai à un vrai métier.

Imaginons la situation suivante : un matin vous vous levez et votre porte ferme mal, parce que le bois des planches a gonflé pendant la saison des pluies par exemple. Vous pourriez faire appel à un menuisier. Mais c’est coûteux, il faut prendre rendez-vous et vous êtes pressé, alors vous sortez dans la rue et vous faîtes appel à un prêtre ambulant. Amène et affable, il répondra immédiatement à votre solliciation et viendra réveiller l’esprit de la porte, probablement jusqu’alors endormi, pour l’enjoindre à se raffermir et se conformer au chambranle existant. L’intervention est rapide, efficace, et il ne vous en coûte que quelques shekels d’argent. L’esprit désormais réveillé vous réclamera un grain d’orge à déposer sur le pas de la porte chaque mois, sauf si vous avez l’habitude de vous rendre régulièrement au temple des divinités du foyer, auquel cas, pourvu que l’esprit de votre porte y soit sensible, vous pouvez ôter cette obligation de votre propre esprit.

Imaginons la situation suivante : un matin vous sortez et la serrure de la porte ne fonctionne plus. La sécheresse de la saison chaude a fait s’évaporer la graisse qui permettait à votre clé de tourner sans un bruit, et elle est maintenant coincée. Que faîtes vous ? Appelez-vous le serrurier qui vous a installé le dispositif ? Vous rendez-vous dans l’échope la plus proche pour quérir un peu de graisse ? La plupart de mes concitoyens eux, ouvrent la fenêtre, hèlent un prêtre et pour menue monnaie, ce dernier viendra faire quelques incantations pour que la serrure se comporte bien à nouveau.

Imaginons la situation suivante : au cours des années, vous avez ainsi fait réparer la porte, la serrure, les gonds, le verrou, le judas, le pas de la porte a été béni à l’occasion de la venue d’un ami à qui vous désiriez marier votre fille, et je ne parle pas du paillasson, du rideau et des espaces vides auxquels on a demandé de ne plus laisser passer la poussière. C’est un véritable écosystème qui vit désormais dans votre porte, et laissez moi vous dire que faire cohabiter deux petits dieux dans le même système est déjà une gageure, mais cinq ou dix, c’est une toute autre histoire. Chacun a son caractère, a été insufflé par un prêtre différent, avec des promesses différentes, dépend d’un temple ou d’un culte parfois opposés…

C’est là que j’interviens. Chaque jour, je me rends à un endroit où un amalgame de petits démons a besoin d’être remis en cohérence. Il y a des défis plus grands que d’autres. L’exemple que je donnais plus haut est la première mission que j’ai effectuée dans ma carrière, c’est le genre de chose qui arrive chaque jour, presque un cas pratique pour un stagiaire tout juste sorti de l’école. On nous demande souvent pourquoi on ne retire tout simplement pas les esprits des objets dans lesquels ils ont été invoqués. Question naïve car c’est proprement impossible. Si vous libérez ces petites intelligences terribles de la tâche pour laquelle elles ont été conçues, elles résistent, déjà, mais si vous y parvenez, vous risquez qu’elles s’emparent d’un autre objet, système ou concept libre à proximité et se mettent à faire n’importe quoi. Que se passe-t il si vous libérez le dieu d’une serrure et qu’il se mette maintenant à dicter la manière dont vous faites les salutations à vos invités lorsque vous les accueillez !

Ces interventions sont longues, difficiles, demandent de la technicité et du doigté. Nous sommes peu, nous sommes chers. Les prêtres quant à eux, il leur suffit d’une poignée de monnaie et de douze minutes pour résoudre un problème. Douze minutes, c’est ce qu’il a fallu au Grand Prêtre pour détourner le cours de l’Euphrate et alimenter les canaux qui ont fait prospérer notre belle et grande Babylone. Mille ans d’efforts quotidiens s’en sont suivis pour maintenir la situation. Nous nous sommes fait submerger. Le chaos s’est déployé plus vite que nos tentatives de maintenir la cohérence de toutes les choses au centre de l’univers.

Je tourne le dos à Babylone, le dernier humain à quitter la ville et Enki seul sait combien de temps encore les infrastructures déjà branlantes de la cité tiendront sous les incessant conciliabules discrets des esprits qui imprègnent toutes choses. Et quand, ineluctablement, tout s’écroulera dans la discorde générale, qu’adviendra-t il de tous ces démons ? Ils ne peuvent s’échapper, le désert tant physique que conceptuel nous entoure, sans vaisseau pour le traverser, ils sont voués à rester ici pour l’éternité.

Là où je vais, où l’Humanité s’en est allée, j’espère que nous saurons apprendre de nos erreurs, que nous serons parcimonieux de la magie facile. J’emporte avec moi le seul souvenir…

Oh…